RELIGION ET PENSEE BINAIRE EN SOCIOLOGIE

Roberto Cipriani

Introduction

Le système binaire est une règle et donne des règles. Et règle signifie rigidité, ligne de marche, guide, pour orienter sur un parcours précis, défini.

On pense surtout à une situation métaphorique: le chemin de fer, un chemin sûr mais de fer, bien dirigé mais déjà fixe, sans aucune déviation possible. On a deux lignes, deux parallèles convergentes vers la même destination mais sans se rencontrer.

En effet il y a une dichotomie, une séparation, mais les deux directions sont communes, partagées et en même temps similaires.

Du point de vue de la pensèe sociologique le système binaire a fonctionné très largement. La conceptualisation (et la méthode sociologique) s’en sert beaucoup: nature et culture, Naturwissenschaften et Kulturwissenschaften, formel et informel, règle et anomie, rationnel et irrationnel, sujet et objet, tradition et changement, fait et valeur, histoire de vie et questionnaire, individu et société, communauté et société, centre et périphérie, vérification et falsification, manifeste et latent, résidus et dérivations, bourgeoisie et prolétariat, sacré et profane.

Mais surtout on verra ici – dans la première partie – que le système binaire fonctionne dans le rapport entre analyse quantitative et analyse qualitative, en particulier entre questionnaire et historie de vie, et finalement – dans la partie finale – entre religion ou sacralisation et sécularisation (Rémond 1998).

C’est précisément sur les concepts de sacré et de séculier que tourne le tourbillon de théories sur la sécularisation. On a dédié presque toute notre vie pour analyser les données sur la fin ou le retour de la religion, avec des tours et des détours parfois fondés parfois idéologiques, ce qui a fait le succès de la multidimensionalité du concept de sécularisation, comme le dit bien Karel Dobbelaere (1981).

La fragmentation du religieux et la réponse de l’approche biographique

Depuis quelques années nous assistons à une fragmentation du religieux. Cette fragmentation reflète le choix d’une perspective nouvelle, qui paraît refuser le cadre rigide implicite dans les concepts et les méthodes de la sociologie de la religion telle que nous la connaissons. D’ailleurs cette mutation de perspective ne fait probablement que correspondre à des transformations de la réalité sociale et de l’expérience religieuse. Nous assistons d’un côté à des changements dans les formes religieuses établies: à l’intérieur des églises le rôle des groupes marginaux, qui prennent bien souvent le caractère de quasi-sectes et quasi-dénominations, semble s’accroître progressivement; d’un autre côté, nous constatons la prolifération de toutes sortes de groupes et groupuscules qui offrent soit des modalités religieuses alternatives, soit des substituts et des équivalents symboliques de l’expérience. L’elargissement progressif du “grand village” de MacLuhan a contribué par ailleurs à cette circulation, pénétration et acceptation transculturelle de formes et visions religieuses ou para-religieuses qui étaient inconnues dans nos pays de l’Europe jusqu’à il y a trente ans.

Cette fragmentation s’est ancrée dans une situation sociale qui lui était particulièrement favorable. Les mouvements de contestation avaient favorisé la mobilisation sociale intense de toute une génération de jeunes. Leurs déboires et leur déchéance rapide ont laissé un “désert des valeurs”, une anomie diffuse et le besoin dramatique d’une identité psychologique et sociale, donc de nouveaux systèmes de normes et d’orientation au réel. La gravité de la crise sociale a empêché une réponse unitaire à l’anomie. La demande de valeurs a ruisselé dans les directions les plus diverses et fragmentaires, où la marginalité, l’ésotérisme et l’importation culturelle ont touché parfois des groupes sociaux bien plus vastes. Le terrain était fertile: la rationalisation culturelle des sociétès post-industrielles avait déjà sapé à la base d’un côté la forme des valeurs religieuses traditionnelles, et de l’autre les modalités de leur reproduction (par exemple au niveau des familles).

Ce cadre fragmenté, confus et fluide a mis en relief l’insuffisance des concepts et des méthodes traditionnelles de la sociologie, surtout quand elle touche aux phénomènes religieux. L’étude des pratiques religieuses explicites n’est plus adéquate. Elle ne rend pas compte des modifications souterraines. Elle est impuissante devant les phénomènes religieux statu nascenti qui s’amorcent un peu partout dans nos sociétés. Elle ne cueille pas la portée réelle du facteur religieux et ses mécanismes d’action. Ceci confirme la prégnance du religieux, qui fait sa richesse et son ambiguité. Une richesse et une ambiguité que les recherches socio-religieuses, au delà de leurs intentions, paraissent parfois trahir.

Ces difficultés suggèrent l’exigence d’un renouveau méthodologique, qui a déjà été amorcé dans d’autres secteurs de la sociologie. Le questionnaire (et les formes d’interview qui en dérivent) conserve un caractère analytique, qui décompose en systèmes de variables le phénomène étudié. Mais c’est justement l’analyse qui est inadéquate à la specificiité du religieux actuel, à sa richesse ambiguë, à sa “prégnance” synthétique, à son caractère total, donc dangereusement fluide.

Nous assistons actuellement à un retour d’intérêt pour la méthode biographique (Cipriani 1995), qui fait suite à une longue période de relative mise entre parenthèses. Ce phénomène relève de la mode, mais comme toutes les modes il exprime des exigences mutliples. Les biographies paraissent impliquer une atténuation relative des frontières qui séparent les différentes sciences sociales. Elles expriment le besoin de combiner l’histoire avec la sociologie, l’anthropologie culturelle avec la psychologie, en dépassant ainsi la fragmentation disciplinaire des sciences de l’homme, qui rend souvent méconnaissable son objet. Par ailleurs, le recours aux matériaux biographiques répond à un besoin de recherche et de participation, il exprime l’exigence d’une connaissance directe du réel, où l’adjectif “directe” indique en même temps une connaissance “réelle”, “vraie”, et une connaissance n’ayant pas subi la médiation des experts, de techniques sophistiquées ou de financements massifs. Il faut ajouter aussi les séductions ambiguës de l’idèologie du “privé”, qui tend à concentrer l’attention et l’analyse sur les vécus individuels et paraît superposer avec insouciance le privé et le quotidien, le subjectif en tant qu’expérience absoluement individuelle et le social agissant à travers l’individu.

Ces considérations ne doivent pourtant pas faire oublier que le recours aux biographies plonge ses racines fort loin, au coeur même des débuts de la sociologie empirique.

Nous voici finalement à notre hypothèse centrale: c’est en tant que condensation individualisée d’une vision du réel agie dans une histoire personnelle que la biographie nous paraît un instrument privilégié pour l’accès aux niveaux manifestes et latents du religieux dans un contexte social défini, soit pour l’étude des comportements religieux traditionnels, soit pour une analyse adéquate des nouvelles formes religieuses ou quasi-religieuses qui, chatoyantes et fluides, apparaissent et disparaissent de jour an jour dans nos sociétés.

Ceci dit on peut bien comprendre notre choix de privilégier la solution qualitative par rapport à l’approche quantitative, qui n’est pas capable de rejoindre le même niveau de profondeur analytique.

La méthode biographique semble particulièrement apte à saisir le sacré – sans médiations religieuses, et parfois sans religion – que nous proposent les mouvements religieux d’aujourd’hui. Elle réalise une congruence heureuse entre la méthode et le problème, le sujet et son objet. La blessure anomique qui déchire nos sociétès consacre le social réifié en le faisant encore une fois hétéronome, “autre”. Cette altérité du social trouve son modèle élémentaire et son ancrage dans l’altérité des relations interpersonnelles, L’autre, fuyant, mystérieux et dangereux, devient un sténogramme de l’autre du sacré. Le ganz Andere, le totalement autre, se privatise, ou bien il révèle l’anomie qui l’insuffle en s’actualisant dans le social hétéronome et hyperchoésif des sectes récentes. Dans les deux cas, le chercheur qui s’approche de l’autre en tant que sujet-objet d’une biographie parcourt la logique du sacré appauvri qui semble caractériser la plupart des nouveaux mouvements religieux.

De la sécularisation au retour du sacré

Si l’utilité de la sociologie est de nous faire mieux connaître les phénomènes sociaux, c’est-à-dire de nous aider à mieux expliquer les circonstances de la vie collective, elle n’atteint pas ce but lorsque les chercheurs, éblouis par des débats sans aucune base scientifique, suivent la mode culturelle.

Or, depuis que les investigations des sociologues ont étendu nos connaissances sur le fait religieux, il nous semble que l’on n’ait trouvé aucune vérification adéquate soit des hypothèses sur la sécularisation, soit des prévisons sur le retour du sacré.

Il faut rappeler qu’en 1955 Pfautz a été probablement le premier qui ait parlé d’une sociologie de la sécularisation. Il écrivait d’une institutionalisation des formes religieuses et de leur sécularisation à l’intérieur d’un processus social général. Il analysait un cas particulier, le développement de la “Christian Science”, en suivant l’histoire de ce groupe à la fin du siècle passé. Il s’agissait donc d’un excursus historique et non pas d’une nouvelle théorie sociologique à appliquer à la situation présente.

On arriva plus tard à considérer comme fondamental le problème de la sécularisation dans la société occidentale contemporaine. La notion sociologique du phénomène se transformait sans cesse.

Les auteurs aussi changeaient leur approche. C’était le cas de Acquaviva (1961) et de Martin (1969, 1978). Le premier avait commencé par défendre la thèse de l’éclipse du sacré mais ensuite il a dû mettre en doute certains aspects de son interprétation. Le second voulait réfuser l’usage même du mot “sècularisation” mais plus tard il s’est lancé dans une recherche sur la sécularisation plus ancrée aux données sociologiques.

Le système binaire continua de toute façon: en effet dans son premier numéro de 1973 la revue internationale “Concilium” proposa l’indication d’une persistance de la religion, à travers les articles de Andrew Greeley et Gregory Baum. Dans la même ligne l’historien Martin Marty parla de la “présence d’une recherche mystique”, en reprenant la prévision sorokinienne de l’avènement d’une “phase religieuse”.

Le wishful thinking de certains analystes du fait religieux était satisfait: après la fin de la religion on pouvait écrire du retour au sacré.

En Italie aussi on publia des oeuvres, presque uniquement théoriques, sur la sécularisation comme “transfonctionalisation” de la religion (Rosanna 1973), ou l’on resta à des revues critico-théoriques sur les phénomènes en cours (Roggero 1973 et 1979).

Le point de suture entre sécularisation et réveil religieux fut constitué par le symposium international de Vienne en 1975. Cette rencontre ne fut plus – comme la précédente de Rome en 1969 – sur la non croyance mais sur la croyance: la sécularisation était dèsormais un mot démodé; il fallait parler d’un nouveau sens religieux, de nouveaux modèles confessionnels, des effervescences du sacré, des développements socio-religieux dans les différents pays.

A partir des réflexions viennoises (Caporale 1976) les études de sociologie de la religion ont connu une nouvelle phase de sélection des contenus à examiner, avec des préalables dans l’oeuvre “A Rumor of Angels” de Peter Berger (1969), qui se demandait si Dieu était vraiment mort et concluait avec la possibilité d’une nouvelle découverte du surnaturel. Le réveil du sacré commença donc par devenir un point important dans la perspective sociologique ou mieux des désirs de quelques sociologues.

Tout cela risqua fort de limiter les possibilités d’analyse et de concentrer les recherches sur des problèmes imposés par les mots d’ordre de la mode ou des grands maîtres à penser, au lieu d’essayer de porter à l’actif d’une théorie générale du phénomène religieux les données les plus différentes que l’on pouvait recueillir à travers des enquêtes fort “contextualisées”, c’est-à-dire avec des limites bien définies, sans les dépasser par des généralisations de ce qui n’est pas généralisable.

L’attention, sous ses différentes formes, était prêtée presque toujours à un fait particulier qui faisait l’objet et représentait le véritable moteur de rencontres internationales et de querelles fort débattues: c’était un seul système binaire de sujets (“sécularisation” et “resacralisation”) qui donnait vitalité et vivacité aux discussions.

En effet l’histoire des deux concepts dans les significations les plus complexes aurait dû en permetrre le dépassement. Il n’est pas hors de propos de souligner que cette dynamique binaire continua à travers la théorie même de la persistance de la religion, selon laquelle le réveil du religieux était l’étape la plus naturelle après le declin présumé. Le discours de la sécularisation alla parallèlement avec celui du futur de la religion. Il n’y avait pas de solution de continuité: Berger qui avait parlé de sécularisation parla aussi d’une rentrée de Dieu dans le monde.

En particulier les sociologues de la sécularisation et de la rennaissance religieuse semblaient des théoriciens inguérissables (qui ne faisaient aucune recherche empirique) ou bien des spécialistes qui utilisaient une approche théorique et empirique fondée sur des données fort différentes ou encore des chercherurs qui limitaient la vérification des hypothèses à des contextes très limités (Acquaviva et Guizzardi 1973), en ouvrant des pistes mais encore à parcourir jusqu’au fond.

On assista à une “mythologisation” de la sécularisation (et de la sacralisation), comme le disait Luckmann (1977).

Complètement à part est, enfin, le thème d’une sécularisation de l’Islam, dans un contexte dominé par des principes qui sont malléables et se rapportent aux conditions économiques et culturelles: la sécularisation dépend de la modernisation (Bellah 1970) et de l’évolution en cours dans chaque pays musulman. Et quoi dire de la conciliation du progrès avec la tradition? Et les nouvelles techniques ne bouleversent-elles pas les valeurs religieuses islamiques? Dans cette allure binaire peut-on supposer qu’il y a un équilibre instable entre progrès et orthodoxie religieuse?

Conclusion

Il n’y aura donc la fin de la religion dont les sociologues parlaient il y a quelques années? Ce débat concerne probablement le futur de l’irréligion: voici le résultat de trente ans de discussions sur la religion et sur la sécularisation de la société, après lesquelles on a parlé de fin de l’eclipse du sacré puisque l’émergence de nouveaux mouvements religieux a fait penser à un retour du sacré.

En Europe, par exemple, on a étudié beaucoup de groupes et mouvements qui à cause de leur dynamisme ont donné du crédit à l’idée d’une renaissance religieuse. Mais les études de Ferrarotti (et alii 1978), Pace (1979), Prandi (1979), Macioti (1980), Introvigne (1995) et Campiche (1995) ont défini la portée réelle des nouveaux rites et cultes. On a essayé de définir tout cela comme une “nouvelle religiosité”, qui donnerait un sens à la vie des hommes dans l’inquiétude de la vie quotidienne: il dèsirent la quiétude et cependant ils sentent que la paix vient de ce qui les inquiète, c’est-à-dire le mystère du sacré.

Dans le système binaire entre religion et irréligion la véritable condition humaine est peut-être de n’en point trouver et d’en chercher toujours. Cet ensemble de tendances se conjugue dans les nouvelles religions comme des démarches spirituelles variées à travers un équilibre de spontanéité et de discipline.

Si maintenant les religions traditionnelles ne semblent pas influencer d’une façon lourde les structures politiques et sociales les nouvelles religions paraissent, d’autre part, avoir un rôle comme source de valeurs: et pourtant Wilson (1979) pense que ce rôle est minoritaire, marginal et privé, sans aucune chance de transformer les structures sociales.

Est-ce que la renaissance de la religion est donc le commencement de sa fin? Ou bien l’hypothèse de la sécularisation était-elle nécessaire pour le retour du sacré?

Probablement le sacré n’est jamais mort.

Références

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