L’analyse qualitative come approche multiple

Roberto Cipriani


L’ANALYSE QUALITATIVE COMME APPROCHE MULTIPLE


Roberto Cipriani


Université Rome 3


Avant-propos


Si l’analyse qualitative dans le domaine des sciences sociales a récemment retrouvé droit de cité et fiabilité scientifique, légitimant ainsi certains choix d’études longtemps ignorés ou relégués à des fonctions secondaires, un tel renouveau ne suffit pas pour autant à clarifier une approche encore trop souvent limitée à une dimension subalterne et accessoire. Aujourd’hui encore, elle doit en quelque sorte remonter la pente pour atteindre une plausibilité totale en matière de recherche, surtout lorsqu’elle traite de milieux plus larges que les petits groupes et les communautés locales. Parallèlement, entre examen qualitatif et recherche quantitative, entre histoires de vie et questionnaires, entre interprétations plus attentives à l’unicité qu’à la multiplicité considérée du point de vue numérique, la confrontation met en jeu un isolement des adversaires, une domination académique et personnelle, une auto-légitimation, une suite de victoires présumées dans l’assaut livré à la citadelle des savants. Le complexe d’infériorité ressenti par un grand nombre de sociologues vis-à-vis de leurs collègues en sciences exactes a favorisé le développement de critères et de catégories qui évoquent davantage une course aux modèles matérialistes et mécanistes que le résultat d’une recherche cohérente sur les sociétés humaines. Certaines tentatives aussi attrayantes qu’imprécises, comme celles de Prigogine (Prigogine, Stengers, 1978-1980) ou des sociobiologistes (Christen, 1979), échouent finalement à résoudre le problème du rapport entre qualité et quantité. Nombreuses, trop nombreuses sembleraient être les différences d’objets, de méthodes et de techniques pour croire à une possible unité de perspective. Mais ce qui laisse le plus perplexe, c’est la constance, presque toujours vérifiable, de choix fondés uniquement sur la théorie ou – moins souvent – développés dans un milieu empirique dont l’inconscience problématique n’a souvent d’égale que l’ampleur d’une quantophrénie exubérante en expédients statistiques. Il s’ensuit que chaque sociologue cultive avec insistance ses inclinations prioritaires au détriment du lien essentiel entre théorie et enquête sur le terrain.


Quantité ou qualité ?


Déjà les auteurs de la pensée classique comparaient les « prédicats ultimes », révélant leurs différences et leurs convergences. La logique aristotélicienne de l’Organon catégorisait ainsi les deux modalités de quantité et de qualité. Mais il s’agissait de deux éléments d’analyse parmi d’autres, sans qu’aucun revête une importance supérieure. Aussi, la catégorie « qualité » se divisait en une quadruple ramification : potentiahabituspassiones et figurae, ces dernières révélaient un lien entre qualité et quantité ; on parlait d’ailleurs d’une qualitas circa quantitatem. Mais malgré ces prémisses et l’influence de la logique aristotélicienne sur les développements ultérieurs de la pensée, on en est aujourd’hui arrivé à privilégier les solutions de nature quantitative. Il suffit de procéder à un bref inventaire des résultats scientifiques les plus récents pour s’apercevoir que la dominante est celle de la quantification. Ainsi, la logique formelle a vu naître la notion de quantificateur (sous ses deux formes : existentiel et universel), permettant d’examiner les systèmes de théories de prédicats sur la base de deux langages, dont l’un (« premier ordre ») se prévaut des seules variables individuelles tandis que l’autre se prévaut des variables des prédicats. Un autre procédé à signaler est celui de la quantification, qui assigne des valeurs « discrètes » à des grandeurs physiques et qui, comme seconde quantification, analyse des particules identiques ayant des interactions imprévisibles. La théorie même des quanta, malgré son caractère provisoire et sa limitation au seul domaine de la mécanique, confirme clairement une prédominance des hypothèses et des règles fondées sur des quantités « discrètes ». Dans le domaine des applications techniques également, l’existence du quantomètre pour mesurer les éléments d’un composé chimique témoigne de l’orientation prédominante tournée vers l’analyse quantitative, conduite dans les délais les plus rapides possible. Le quantomètre, qui permet d’obtenir on line la donnée relative à la composition d’un produit en cours de traitement, illustre ainsi l’intention sous-jacente d’un grand nombre de choix quantitatifs : faire vite, pour intervenir à temps, en pensant davantage au résultat escompté qu’à d’autres caractères essentiels de l’élément soumis à l’examen scientifique. Dans le domaine des sciences sociales, l’équivalent du quantomètre est probablement le questionnaire, qui utilise des modèles relativement fixes, dans le cadre unique duquel doivent s’insérer les particularités de comportement diversement reliées entre elles. Évidemment, un groupe humain n’est pas un simple lingot d’alliage qu’il s’agit d’identifier, de classer et de soupeser : les dynamiques sociales sont bien plus complexes et bien moins prévisibles. Si, à la lumière des recherches de Prigogine, le monde de la nature et des forces physiques présente un caractère de non-prévisibilité quantifiable, il faut à plus forte raison souscrire à la thèse d’Herbert H. Simon (1983). En réalité, les questions de qualité ont une importance telle qu’elles bouleversent totalement la portée de l’évaluation numérique. La tentative de la sociobiologie, en tant que riposte à la minorisation présumée des sciences sociales, semble aussi répondre à la nécessité d’étoffer par des données certaines la faillibilité des recherches sociologiques. Et, une fois encore, on recourt aux sciences « par excellence », à la vérité des données comparées et des tableaux inter-animaux dans lesquels l’homme est à peine un paramètre de facilité au même titre que d’autres êtres vivants. Même en sociobiologie il est opportun d’expérimenter l’epoché, la suspension du jugement, dans l’attente de résultats ultérieurs et peut-être plus probants. C’est précisément l’ouverture poppérienne (Popper, 1996, I : 265) à tout ce qui réfute ses propres prises de position qu’il convient d’adopter ici. En vérité, la prétention de certitudes n’appartient pas à la science, fondamentalement réaliste et hostile à des solutions interprétatives de type déterministe. C’est dans cette optique qu’il faut lire Popper dans le Postscript (Popper, 1956-1982), où il insiste sur la science ouverte, notamment – ce n’est pas un hasard – sur la théorie des quanta et sur le schisme de la physique.


De l’histoire de la science à la science de l’histoire


La diatribe actuelle entre poppériens et anti-poppériens ignore souvent les aspects d’une théorie qui a des ramifications également chez Lakatos (1968) (un savant plus attentif aux sciences sociales que ne le sont à son égard les chercheurs contemporains du champ : sa bibliothèque, qui figure maintenant dans le catalogue de la London School of Economics Library, est riche en textes socio-méthodologiques). Il soutenait que toutes les méthodologies fonctionnent comme des théories (ou programmes de recherche) historiographiques, contestables au vu des reconstructions rationnelles historiques auxquelles elles conduisent (Lakatos, 1968 ; 1976 : 328). C’est donc l’analyse de la situation qui indique le contexte problématique de la connaissance scientifique. En fait, le milieu sociologique de la découverte fondée sur la recherche rend plus compréhensibles les actions et les interprétations qui la concernent, ce qui permet d’éviter la duperie d’une théorie quelconque, que des données aisées à rassembler permettent de toute façon d’évaluer. Il en découlerait, pour reprendre Popper, la possibilité de réussir toujours à « démontrer » un sujet, en lui fournissant des supports probants. À l’exception du crible opéré selon Kuhn (1970) par la communauté scientifique, l’anarchisme de la recherche théorique et empirique montre pleinement combien est injustifiée toute affirmation de crédibilité supérieure du nombre par rapport au prédicat. L’exemple de l’enquête historique, visant à définir les caractéristiques de la naissance et du développement d’une science et des lectures qu’elle donne des événements sociaux, est des plus originaux. Toute méthodologie historique constitue à la fois un renvoi à une simple suite d’épisodes et d’événements et une narration, une élaboration critique de ces mêmes faits. Un regard diachronique sur la naissance et la diffusion des études historiques révèle qu’il s’est presque toujours agi d’analyses qualitatives, accompagnées de temps en temps d’approximations numériques sur la taille d’une armée, sur l’extension d’un territoire, sur la consistance démographique d’un peuple : il en est ainsi pour Hérodote d’Halicarnasse, pour l’Historia Francorum de Grégoire de Tours ou pour la Storia d’Europa nel secolo XIX de Croce. En d’autres termes, l’historiographie a substantiellement suivi la leçon aristotélicienne qui voit dans la dimension qualitative le pivot de la connaissance scientifique. On peut objecter que cette option a favorisé l’exploitation des œuvres historiques au service de l’une ou l’autre des factions politiques. Mais on peut avancer la même objection à un sociologisme quantophrénique, que Wright Mills stigmatisait comme réponse académique à une demande fortement accrue de techniciens administratifs capables de traiter les « relations humaines » et d’apporter de nouvelles justifications à l’activité des grandes compagnies comme système de pouvoir (Wright Mills, 1959 : 108 ; 1967). En fait, ni l’historien ni le sociologue ne disposent d’une méthode et d’un langage capables de simplifier et de généraliser la complexité du social. L’objectif d’une reductio ad unum n’a jamais été atteint. La simplification du complexe, pour citer Luhmann (1975), est une opération ardue même du point de vue méthodologique, indépendamment du type d’approche utilisé, qu’il soit qualitatif ou quantitatif. De plus, toute opération statistique se voit forcément bornée par la nécessité comparative intrinsèque, dans la mesure où elle doit absolument éliminer les différences et exalter les apparences de similitude pour arriver à la donnée numérique cumulable. Aussi, la réalité échappe souvent à ces tentatives de capture et donne des résultats imprévisibles sur la seule base des nivellements en pourcentage et des catégories artificielles nées des items, des questionnaires ou des tableaux. Postan écrit à juste titre que la complexité des données historiques est cependant de telle nature, les différences et les similitudes sont tellement difficiles à cerner que les efforts des historiens et des sociologues pour élaborer des comparaisons explicites constituent pour la plupart des tentatives grossières et naïves, les succès tenant par ailleurs à une « unicité » fictive – la fausse apparence selon laquelle l’objet de l’étude est une unique situation en un seul point du temps en un seul point de l’espace (Postan, 1971 ; 1976 : 30).


Histoire et sociologie


L’interconnexion entre les études historiques et les recherches sociologiques est si étroite qu’elle permet même une annulation réciproque, comme le souligne Veyne (1971) dans ses allusions à une histoire complète niant l’existence de la discipline sociologique. Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins que « le sociologue, comme l’historien, ne peut jamais estimer avoir épuisé, dans le cadre de ses recherches, l’exploration d’un phénomène et des variations dans le temps et dans l’espace. Les hypothèses et les théories poursuivent, il est vrai, un ordre qui peut briser le cercle de l’absurde et du doute, mais la mobilité des événements dissout toute méthode systématique qui ne tient pas compte de l’impossibilité de réduire l’expérience humaine à un tableau de faits et de données naturelles, à quelque chose qui soit entre l’objet physique et le processus biologique » (Crespi, 1974 : 8-9). La distinction entre sociologie et histoire devient de plus en plus difficile dans la mesure où la première n’étudie pas seulement « ce qui est uniforme et peut se répéter » et la seconde ce qui est « unique et ne peut se répéter » (Ferrarotti, 1974 : 36). La distinction entre nomothétique et idiographique connaît certaines limites didactiques et se résume à quelques « chasses gardées » des sciences sociales. L’idée, par exemple, d’une éventuelle nomothéticité de l’idiographie peut représenter aujourd’hui une hypothèse pertinente de recherche théorico-empirique, visant au dépassement des frontières monodisciplinaires du point de vue de la transdisciplinarité ou de la post-disciplinarité. Comme le rappelle Piaget (1970 ; 1973 : 11-22), une telle perspective n’empêche pas pour autant le maintien d’un lien solide entre les disciplines et leur intégration continue dans le cadre d’une diversification, plus fonctionnelle qu’essentielle. En d’autres termes, l’histoire et la sociologie représentent la trame et la chaîne d’un tissu social. Il est donc légitime de proposer une sociologie qui soit historique et une histoire qui soit sociologique. Précisons cependant que, dans une approche de complémentarité, la dichotomie diltheyenne (Dilthey, 1957) entre compréhension et explication n’est plus soutenable, de même que la position wébérienne (Weber, 1951) attribuant à l’explication historique le rôle d’une procédure de déduction paraît affaiblie. La leçon des Annales a contribué en effet à construire l’idée d’une histoire qui puisse lire et expliquer ce qui est uniforme et ce qui est singulier. L’histoire, a soutenu Braudel, fait un tout avec la science sociale, la référence unitaire prévalant du point de vue de la convergence et non de l’opposition (Braudel, 1969 ; 1973 : 103-123).


La conjonction entre histoire et sociologie : l’histoire de vie


Malgré son ouverture d’esprit, Braudel ne manque pas d’entrer en polémique avec Gurvitch, surtout en matière de temps historique (Gurvitch, 1955 : 38-40). Toutefois, cette confrontation se révèle riche d’enseignements lorsqu’il s’agit de saisir à fond le sens d’une proposition de ré-ancrage avancée par Ferrarotti (1983). Il n’y a plus d’évasion vers l’instantané ou vers le répété, tous deux dépourvus de temps parce que toujours présents. C’est une sociologie qui n’élude pas l’histoire mais en enregistre et en reconstruit les dynamiques, tout au long de la ligne qui court, à la fois continue et discontinue, entre ce qui est déjà arrivé, l’événement en cours et l’avenir en gestation. Il n’est pas dit que l’histoire se résume aux archives et aux dossiers, car il y a bien d’autres documents déjà catalogués dans la mémoire individuelle. Il existe une masse de matériel historique inexploré, enfoui dans les expériences et vécus personnels. Mais seule une profonde connaissance historique facilite la fouille et la recherche à travers la formulation de questions spécifiques, même dans la liberté sélective de 1’interlocuteur-témoin. La motivation fondamentale de ce choix est clairement suggérée par Wright Mills : « Négliger dans nos études ce matériel – l’enregistrement de tout ce que l’homme a fait et a été – serait comme prétendre étudier le processus de la naissance en ignorant la maternité » (Wright Mills, 1959 : 163 ; 1967). Le clivage entre histoire et sociologie, qui s’est prolongé trop longtemps pour ne pas avoir de conséquences fâcheuses et créer d’équivoques, a favorisé des oppositions indues qu’exprime typiquement le savant Paul Veyne, définissant la sociologie comme une « fausse science » (Veyne, 1971 ; éd. it., 1973 : 451-496), expression qui rejoint presque celle de « science infirme » avancée par Croce (Croce, 1950) et qui contribue ainsi à la création de barrières, à laquelle d’ailleurs les sociologues eux-mêmes ont contribué. Comment expliquer cette incommunicabilité de longue date avec les historiens, qui ne connaît que quelques éminentes exceptions (Weber, en premier lieu) ? La faible sensibilité historique du milieu nord-américain, seconde patrie de la sociologie, suffit-elle à expliquer ces méfiances et ces fractures ? Ou bien faut-il chercher ailleurs les matrices historiques et culturelles, dans les vicissitudes de certains savants qui, néanmoins, s’inscrivent toujours dans un cadre sociopolitique ? Ce sont là autant de questions qui méritent plus d’attention et d’approfondissements. Entre-temps, soulevons un point qui, bouclant ainsi la boucle de notre propos, nous ramène au dilemme initial de cette approche. Pourquoi la méthodologie qualitative n’a-t-elle guère pris son envol, après des débuts prometteurs ? On trouve un élément de réponse dans la destinée des études conduites par Thomas et Znaniecki (1918-1920) sur des documents biographiques. L’histoire de vie de W. I. Thomas est elle-même révélatrice des phases évolutives de l’histoire de la sociologie (pas seulement en Amérique). En 1918, une mésaventure personnelle met fin à son activité d’enseignement à Chicago et marque le début d’un ostracisme qui frappe non seulement sa personne mais surtout son orientation méthodologique et scientifique. La publication des cinq volumes de The Polish Peasant fut ainsi grevée par le discrédit jeté sur l’auteur. Aujourd’hui encore on nie l’importance de cette œuvre; tout au plus mentionne-t-on qu’« il s’est agi de la contribution la plus haute… à l’approche de l’interaction symbolique » (Martindale, 1960 ; 1968 : 558), mais on ne reconnaît en aucune façon la nouveauté et l’originalité de l’optique biographique. Le cas de Thomas a en outre joué sur la carrière de Znaniecki : lui aussi – déjà lésé par sa condition d’étranger – quitta l’enseignement à Chicago pour revenir à Poznan (entre autres parce que la Pologne avait recouvré la liberté). Si Znaniecki assuma après-guerre les fonctions de président de l’American Sociological Association, entre-temps, ses études avaient davantage mis en lumière la problématique de l’action sociale que la méthodologie expérimentée aux débuts de son activité de sociologue. Thomas se retrouva quant à lui à la New School for Social Research, presque un exilé dans son propre pays, puis il fit quelques brèves apparitions en Suède et tint deux cycles de conférences à Harvard. Mais l’expérience de 1918 l’avait profondément marqué, jusqu’à le rendre bien trop sensible aux critiques du monde académique. Son œuvre sociologique a souffert des limites imposées par une continuelle auto-censure. Il abandonna sa tentative d’utilisation des cas individuels comme cas scientifiques. La thèse exposée dans les études initiales sur les paysans polonais resta donc inachevée, alors qu’il s’avérait nécessaire de mettre au point une méthodologie d’analyse spécifique. Voici ce qu’écrit, de lui et de Znaniecki, l’historien de la pensée sociologique Don Martindale : « Ils soutinrent, comme méthodes appropriées à leur matériel, l’histoire de vie, la narration personnelle détaillée et l’histoire complète du cas individuel. Ils firent des collectes de données considérables et directes. Grâce à sa démonstration de l’affranchissement de la sociologie de la dépendance de l’histoire pour ce qui concerne les matériaux, The Polish Peasant méritait l’accueil chaleureux qu’il reçut. Inévitablement avec le développement des sophistications méthodologiques il devint évident que l’histoire des cas particuliers ou de vie n’est qu’une technique, et non pas une méthode auto-suffisante, mais ceci ne diminue en rien l’importance de son développement ou de sa cohérence comme technique par rapport à la définition particulière de l’objet de la sociologie proposée par l’interaction symbolique » (Martindale, 1960 ; 1968 : 554). Plus qu’à une reconnaissance de valeur, le jugement ressemble à une épitaphe, imprécise et mystifiante quand elle tend à détacher l’étude biographique de la tradition historiographique. Dans l’impossibilité de nier le succès de l’œuvre, on en diminue l’apport méthodologique, supposément dépassé par d’autres sophistications (naturellement quantitatives). Plus regrettable encore est la volonté de réduire la proposition des deux auteurs à une simple découverte technique et non une méthodologie autonome, à un simple instrument et non une méthodologie épistémologique réfléchie. On oublie donc l’influence des études allemandes de psychologie conduites par Thomas et la longue formation interdisciplinaire de Znaniecki dans de hauts lieux comme Genève, Zurich et la Sorbonne. On fait donc tort aux intentions réelles des deux savants, l’évolution de leurs travaux n’étant vue que comme la conséquence d’un choix idéologique de domaine et de méthode, tellement enraciné dans la culture sociologique nord-américaine que son poids se fait encore lourdement sentir aujourd’hui, des décennies après la production scientifique de Thomas et Znaniecki. La préférence pour le non-quantitatif, assimilable à une méthode pour la folie (Schwartz, Jacob, 1979), conduit néanmoins à la découverte essentielle de la « définition de la situation » telle qu’elle se manifeste dans l’acteur social (Thomas, 1928 : 554).


À partir des auteurs classiques


L’influence des deux auteurs classiques de la sociologie que sont Durkheim (1895) et Weber (1922) a longtemps conditionné le développement de cette discipline. Aussi différentes soient-elles, leurs approches semblent converger essentiellement vers une oblitération de la dimension individuelle au profit de matrices plus vastes : le fait social et la solidarité d’une part, l’action sociale et la rationalité d’autre part. Selon la théorie wébérienne, l’affectivité elle-même se détache de tout fait personnel, presque entièrement clivée de son contexte spécifique (et personnel) d’origine. Le rôle même de la tradition, dans sa plate vocation historique, annulerait presque entièrement celui de l’individu (quitte ensuite à le réintégrer sous son aspect charismatique, non sans lien avec une forme particulière de pouvoir). Une lecture attentive de Durkheim et de Weber révèle que leur interprétation de la réalité sociale est moins simpliste que certains exégètes hâtifs ne voudraient le laisser entendre. Une tendance se fait jour désormais, plus axée sur les textes que sur les attestations des historiens de la pensée sociologique qui, par souci excessif de synthèse, n’ont plus le loisir de s’abandonner à des lectures plus objectives et plus sereines. Saluons donc l’invitation d’érudits comme Moscovici (1988) qui exhortent à réfléchir plus attentivement à la portée de la « réalité psychique » durkheimienne, laquelle doit être entendue aussi bien comme élément individuel que collectif. Selon cette approche, « pour Durkheim et ceux qui l’ont suivi, la société apparaît d’abord comme un ensemble de croyances et de pratiques qui associent les hommes et forment leur conscience commune… Rien de plus naturel que la réunion d’“êtres psychiques”, à l’instar de l’assemblage des cellules en un organisme, en un “être psychique” nouveau et différent… La réalité psychique, en effet, diffère essentiellement de la réalité sociale qui naît lorsque les individus s’agrègent, communiquent et agissent de concert. Durkheim interprète le résultat externe unitaire de nombreux processus psychiques subjectifs comme résultat d’un processus psychique unitaire qui se déroule dans la conscience collective objective » (Moscovici, 1988 : 132). La dimension psychique individuelle n’est pas annulée ; bien au contraire, elle représente la donnée fondamentale qui engendre ensuite le produit final homogène qu’est la « conscience collective ». Aussi discutable que puisse paraître ce dernier concept, il n’en demeure pas moins que, comme le dit Durkheim lui-même, « c’est donc dans la nature de cette individualité, non dans celle des unités composantes, qu’il faut aller chercher les causes prochaines et déterminantes des faits qui s’y produisent » (Durkheim, 1895 : 130). Ceci signifie clairement que l’individu est une cellule fondamentale de la société, laquelle en tant que vaste groupe est bien loin du simple agrégat d’individus. C’est ainsi que le sociologue français privilégie le contexte social interindividuel, mais uniquement afin de mieux comprendre le groupe lui-même ou la société dans toute son ampleur. En vérité, la terminologie durkheimienne est plutôt désuète, parce qu’elle insiste sur des termes qui ont un caractère contraignant dans leur acception causale et déterministe, alors qu’on se doit de préférer une approche plus problématique que ne l’est le simple rapport de cause à effet. Quoi qu’il en soit, au-delà de ces limites, il paraît évident que Durkheim a été fortement influencé par la polémique anti-animiste et anti-naturaliste de l’époque. Si phases il y a – et elles sont nombreuses – elles visent à ramener la recherche sur la voie sociologique, et ce, sans nier la psychologie. Ce n’est pas un hasard si dans son œuvre suivante (Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912) l’auteur parle de la duplicité de l’homme, chez lequel coexistent deux êtres, un être individuel et un être social. Et ce n’est pas un hasard si le totem est décrit et interprété à la fois comme individuel et clanique. Freud lui-même reprendra ce thème à peine quelques mois plus tard avec la publication de son célèbre Totem et tabou, dont la préface – datée Rome, septembre 1913 – précise que cette œuvre entend être un pont entre les sciences sociales et la psychanalyse et faire la transition entre une perspective simplement psychologique et une perspective psycho-sociologique. Moscovici n’est pas le seul a avoir stigmatisé une certaine méprise de la pensée durkheimienne. José Prades (1987 : 98) souligne pour sa part le lien étroit qui unit l’aspect individuel et collectif de la vie religieuse et invoque à cette fin l’autorité de Parsons (« la conception de Durkheim à ce sujet présente un “individualisme institutionnalisé, une synthèse très spéciale d’individualité et de solidarité sociale qui s’est développée dans le monde occidental moderne” ») et une précision de Bellah (« Durkheim a utilisé le totémisme australien, pendant quinze ans, comme un “laboratoire dans lequel on étudie avec une minutieuse précision la relation entre religion, structure sociale et personnalité ” »). Il découle de tout ce qui vient d’être dit qu’un rapprochement s’impose, les convergences se révélant plus profondes qu’il n’y paraît à première vue. Il n’y a pas de contradiction entre collectif et individuel. D’ailleurs, Weber lui-même fonde son hypothèse sur les origines du capitalisme à partir de l’apport individuel selon la morale calviniste : une « société de solitaires » a permis le développement de l’esprit capitaliste dont Benjamin Franklin représente une personnalité emblématique. Les suggestions apportées par Florian Znaniecki (1936) précisent encore les choses, dans la mesure où il fait réapparaître – comme il l’avait déjà fait avec Thomas (1918-1922) dans The Polish Peasant – les personnes entendues comme objet social, comme soi, comme entités dotées de statut et de rôle. Il insiste surtout sur l’aspect social de chaque action individuelle, qui ne reste jamais un fait personnel mais est le précipité historique d’éléments sociaux et individuels en même temps. En effet, l’individu « est plutôt un ensemble composite d’actions, dont chacune se réfère aux objets de l’environnement, et qu’il est possible de comprendre et de définir uniquement par rapport à ces objets, sur lesquels il agit ou tente d’agir. D’autre part, il importe peu au sociologue que le même individu ait une conscience lucide de ses propres actions et de leur séquence lorsqu’il se penche sur celles-ci. Il lui importe en vérité de savoir comment elles se manifestent dans leurs résultats et l’influence qu’elles exercent sur son milieu » (Znaniecki, 1924 : v). Si l’on entend résoudre en des termes scientifiquement valables la question du rapport individu-société, il faut se tourner vers Simmel (1984), qui offre une solution convaincante avec ses concepts de typologie et de compréhension, indispensables pour dépasser le seuil de la simple individualité grâce à une connaissance approfondie de l’autre sujet, de façon à considérer ainsi comme des faits socio-significatifs tant la communication sincère que le mensonge ou la réticence. Simmel rejoint donc parfaitement les affirmations de Znaniecki (1924 : 12) lorsqu’il opère une différenciation entre histoire et sociologie, là où il assignait à cette dernière la tâche de rechercher la signification même de la non-véracité d’une affirmation comme indice de motivations non explicites mais fort importantes, dans la mesure où elle permet une « reconstruction scientifique » – aussi partielle soit-elle – « de la personne considérée comme individu social ».


Le rapport micro-macro


L’objection qui revient le plus souvent à propos de l’approche biographique en tant que méthodologie qualitative concerne la transition du niveau idiographique au niveau nomothétique, de la dimension individuelle à la dimension sociale. On peut objecter qu’un tel passage n’est pas justifié et représente le point faible dans la phase d’interprétation et de vérification de la recherche. En réalité, on doute d’une perspective qui se considère comme mineure du point de vue de la valeur scientifique, aisément applicable, peu complexe et surtout non assimilable (ni utilisable) par l’instrument habituel de quantification statistique. En vérité, les différences méthodologiques et techniques ne suffisent pas à justifier le clivage entre les deux approches de recherche. Certes, il faut reconnaître à la sociologie quantitative un plus vaste bagage de solutions et de perspicacité, tant au niveau de l’application que de l’élaboration, mais c’est là, entre autres, le résultat d’un développement historique inégal qui a privilégié la donnée quantitative. On ne saurait en rendre responsables ceux qui tentent de redonner droit de cité à la sociologie qualitative, bien au contraire. D’autant plus que l’effort de relance de ces dernières années donne déjà des résultats prometteurs, notamment avec le support de l’informatique qui semblait par sa nature même se prêter davantage à la seule recherche quantitative. Par ailleurs, la nécessité de mettre en valeur la qualité dans la quantité, les aspects micro dans le cadre macro, l’individuel dans le social, se fait de plus en plus jour. Ce qu’on perd sans doute au niveau de la capacité à généraliser, on le gagne en profondeur et en définition du détail, qui reste toujours, quoi qu’il en soit, le fondement essentiel du plus vaste univers. On ne saurait non plus négliger l’élément idéologique sous-jacent qui rend le quantitativisme plus sensible aux séductions et aux besoins du marché qu’aux caractéristiques individuelles, plus souvent prises en compte dans les recherches qualitatives. Ce n’est pas un hasard si le temps requis pour une enquête varie fortement selon l’approche, la soumission d’un questionnaire et son analyse supposant des délais bien inférieurs à ceux qu’exigent le recueil d’une histoire de vie, son analyse et son interprétation. Mentionnons cependant l’exubérance théorique qui amène les qualitativistes à ne se mesurer pratiquement qu’à eux-mêmes, à éviter la confrontation avec d’autres méthodologies. Le rapport et la fécondation réciproque de méthodes et de techniques font défaut, empêchant ainsi une croissance calibrée de tendances sociologiques qui ont fait leurs preuves. Un tournant s’impose donc vers une expérimentation empirique plus ample et plus définie, afin de disposer des instruments adéquats pour garantir à la méthodologie micro, qualitative et biographique, une fiabilité suffisante. La littérature sociologique plus ou moins récente fourmille d’attaques et de critiques contre la méthodologie traditionnelle, presque entièrement circonscrite dans les limites de formulations exclusivement statistico-quantitatives. Mais peu de propositions réelles sont venues des contestataires, souvent peu avertis et vulnérables face au pouvoir sans limites des nombres, des mesures en pourcentage, des tableaux à double entrée, des représentations graphiques, des histogrammes. Si apport il y a, ce n’est que dans la dialectique abstraite, sans le support d’une expérimentation méthodologique et technique appropriée. On a aussi parlé d’une éventuelle théorisation de l’anarchisme scientifique et méthodologique, comme si le problème pouvait être résolu simplement en l’ignorant et en le court-circuitant, comme s’il ne s’était jamais posé.


Quatre modèles


Les possibilités de résoudre le conflit entre micro et macro se réduisent à trois options, auxquelles Bernhard Giesen (1987) ajoute une quatrième qui constitue en fait la synthèse des trois autres. Le premier modèle relève d’une perspective coordinatrice dans la mesure où il s’intéresse à la fois aux actions individuelles et aux effets macro-sociaux (mais aux dépens des aspects symboliques). Le deuxième modèle se fonde sur l’analyse et l’appartenance à des catégories, car il s’intéresse essentiellement aux aspects linguistiques, au speech act (mais il néglige les différences entre les processus symboliques et les processus factuels). Le troisième modèle peut être considéré comme antagoniste parce qu’il met en évidence l’action répressive de la société en opposition avec l’autonomie de l’individu (mais il généralise de façon trop simpliste la dialectique conflictuelle entre patron et esclave). Le quatrième modèle, enfin, tente de remédier aux inconvénients des trois premiers dans la mesure où il prend en considération, dans une optique théorico-évolutive, tant les structures symboliques que les structures pratiques et matérielles. Cette proposition ne va guère au-delà de l’énonciation et reste donc une prémisse à approfondir. Pour le moment, la question paraît périphérique par rapport au débat sur la méthode, encore aujourd’hui centré sur la diatribe entre poppériens, anti-poppériens et post-poppériens. Et, une fois de plus, la méthodologie biographique, qualitative et micro, risque de perdre une occasion en or de ramener les discussions scientifiques à la centralité. Cependant, le lien entre micro et macro existait dès les origines de la réflexion sociologique. Neil Smelser (1987) a plusieurs fois répété que la leçon durkheimienne et wébérienne demeurait encore valable en ce sens, dans la mesure où il y a une action réciproque entre macro-structures et micro-réponses qui, à leur tour, en s’unissant, donnent lieu à des macro-phénomènes. Il est curieux mais hautement significatif que le sociologue de Berkeley, lorsqu’il suggère une telle interprétation de l’œuvre de Durkheim, reprenne la théorie psychanalytique (Wallerstein, Smelser, 1969) pour identifier les liens les plus résistants entre personnalité individuelle et conditionnements macro-sociaux. L’observation à la fois sociologique et psychologique permet de mettre en évidence les stratégies spécifiques mises en œuvre par le sujet dans ses actions et réactions face aux sollicitations des macro-structures, en recourant à des comportements amplement répandus (donc, eux aussi, macro). Laura Bovone (1988 : 8-9) invoque opportunément le nom de Smelser pour tenter, encore une fois, de réconcilier les divergences entre Durkheim et Weber sur la coexistence du micro et du macro. À l’instar de R. Collins (1981), elle affirme avec raison qu’« il n’est pas pour autant nécessaire de rejeter l’utilisation des concepts ou des macro-théories, mais qu’il faut les fonder tous deux empiriquement en les “réduisant” au niveau micro, en d’autres termes, en explicitant ainsi les situations réelles de la vie quotidienne à l’agrégation desquelles il se réfère » (Bovone, 1988 : 35).


La fondation empirique


La sortie de l’impasse telle qu’amorcée par les nouvelles propositions méthodologiques de la sociologie micro, en particulier dans la sociologie du phénomène religieux entendu comme fait à la fois individuel et social, n’est pas une entreprise que l’on peut mener à bien en quelques années seulement. Il s’agit d’un projet à long terme qui réclamera des décennies de travail inlassable sur le terrain. En attendant les premiers essais empiriques et des résultats satisfaisants, on peut déjà clarifier les termes et les limites de l’opération. En premier lieu, il importe de préciser que l’approche doit nécessairement être multi-dimensionnelle et éventuellement multi-paradigmatique, afin d’expérimenter les solutions les plus appropriées et les plus fécondes. La multi-dimensionalité doit être entendue comme la propension à considérer les actions sociales non seulement dans leurs multiples rapports au niveau interpersonnel, mais aussi et surtout dans le cadre des divers niveaux de lecture herméneutique (symbolique, structurale, linguistique, phénoménologique, psychanalytique). Ceci signifie que la recherche ne pourra être conduite par un seul chercheur et exigera l’articulation de compétences diverses. Il faut aussi tenir compte du type d’objectif scientifique que l’on se fixe. Il est évident que la recherche biographique – fondée essentiellement sur la collecte de récits de vie – doit renoncer à toute prétention ou présomption de valeur statistique. En d’autres termes, un protocole biographique ne peut être élaboré à l’instar d’un questionnaire dûment rempli par une unique personne interviewée, chose qui n’ôte rien à la valeur scientifique du processus. C’est la nature de la donnée qui diffère et non sa valeur. Adoptant une terminologie quantitative, on pourrait affirmer que le caractère représentatif d’un récit de vie peut être défini comme problématique, non pas dans la mesure où ce caractère est discutable, mais plutôt « significatif » et « indicatif » des problèmes spécifiques de la recherche, identifiables sous une forme approfondie, mais toujours différents d’un cas à l’autre. En définitive, ce qu’on gagne en information et inputs provenant de chaque protagoniste d’un récit biographique devrait garantir la possibilité d’une connaissance plausible, vérifiable, empiriquement fondée, « contenue » en tout cas dans son univers de référence, mais aussi ouverte par l’importance même de ses rapports avec l’extérieur (le micro au sein du macro). En troisième lieu, la comparaison avec les données de l’univers général ne doit pas se faire dans une perspective conflictuelle. L’anarchisme méthodologique et l’amalgame superficiel ne sauraient en aucun cas être légitimés, pas même pour des raisons strictement idéologiques (les oppositions de droite et de gauche ne sont qu’un alibi permettant d’éviter l’échange fructueux d’informations et d’observations). Sans pour autant consentir à des compromis trompeurs (par exemple, un nombre consistant de récits de vie, quelques centaines peut-être, dûment échantillonnés et stratifiés, comme pour se mesurer, presque, sur le même terrain statistique des recherches de matrices quantitatives), il est licite d’envisager une solution qui n’élimine pas entièrement les caractères numériques du tableau d’ensemble à étudier, mais sans intention de représentation et de mise en pourcentage. En définitive, par certains choix fondamentaux relatifs aux personnes auxquelles on demande de raconter leur vécu, on peut généralement respecter les variables existant dans l’univers considéré, tout en évitant, en pleine connaissance de cause, le piège d’une quelconque généralisation, qui serait d’ailleurs erronée et prêterait le flanc à des critiques promptes à détruire une tentative d’analyse sociologique d’une certaine rigueur. L’originalité de la phénoménologie sociale, élaborée individuellement et sous des formes souvent latentes, se prête fort bien à une étude qui procède, tout au long d’une méthodologie qualitative attentive au cadre micro, de la quotidienneté et de la biographie personnelle. Sans s’interroger directement sur les thèmes sociaux, il est alors possible d’obtenir toute une série d’indications, de petits détails, d’allusions, de réticences, de jugements, facilement récupérables dans le cadre d’un examen à la fois psychologique et sociologique. D’ailleurs, le récit d’une expérience existentielle débouche souvent sur une « construction sociale » de sa propre réalité et de celle d’autrui, révélant d’innombrables messages sur les choix personnels, les croyances, les illusions, les mythes, les projets. C’est surtout lorsque les mythes sociaux apparaissent spontanément (c’est-à-dire sans que l’enquêteur pose de questions ad hoc) que l’on arrive à saisir des « joyaux » du parcours biographique individuel qui seraient autrement restés enfouis, dissimulés par l’incrustation des comportements les plus apparents (saisissables d’habitude par l’observation active, laquelle demeure partielle au même titre que l’était autrefois le simple calcul du nombre des messalisants et des pascalisants, si chers à la sociologie quantophrénique traditionnelle). Dans le domaine des faits sociaux également (ou plutôt surtout pour ceux-ci), la donnée numérique n’est pas synonyme de donnée scientifique irréfutable. Ainsi, le fait de compter le nombre de participants à un mouvement social et de les interroger sur leurs motivations n’éclaire que faiblement une réalité bien plus complexe et bien plus articulée, mouvante, diversement perçue par les individus. Il faut enfin multiplier les filtres, indispensables pour empêcher que la sensibilité d’un chercheur donné ne conditionne le résultat et l’interprétation qu’il proposera. D’ailleurs, de nouveaux programmes informatisés (The EthnographText Analysis PackageZyndexNota BeneQualproTextbaseAlphaHyperqualHypertextWordcruncherHyper RESEARCHMAXNVivoAtlas-ti, pour ne citer que les plus utilisés) offrent désormais une aide valable à l’organisation thématique des données. Mais le gros du travail reste encore entre les mains (et dans l’esprit) du sociologue. Les années à venir nous diront si ce nouveau défi peut être relevé. Entre-temps, certains critères épistémologiques doivent être choisis et explicités (Cipriani, 1995 ; 2008) en précisant la portée de l’approche biographique et qualitative (Strauss, 1987 : 215-240), son applicabilité, son opportunité relative par rapport au type de problématique. De ce point de vue, la Chicago Vision elle-même (Plummer, 1983 : 50-59), c’est-à-dire l’impulsion d’écoles et de pensées relevant d’auteurs fondamentaux dans le domaine du développement des recherches basées sur les documents personnels, paraît insuffisante. D’ailleurs, un certain caractère fragmentaire, épisodique et discontinu n’a pas favorisé la mise au point de modalités de procédure bien définies. L’École de Chicago était probablement trop influencée par ses matrices philosophiques pour pouvoir penser à la fondation empirique. Cependant, le concept de « définition (subjective) de la situation » reste le facteur clé qui, encore aujourd’hui, rend l’utilisation scientifique des récits de vie praticable. Pour ce qui est des conditions techniques, maintes fois mises à l’épreuve sur le terrain, on peut tracer un tableau indicatif de certaines pratiques particulièrement adaptées aux études de phénoménologie sociale : opportunité du recours à deux chercheurs au moment du recueil d’un récit de vie, pour un double compte rendu (communication verbale et non verbale) ; nécessité de procédures harmonisées en matière de transcription des textes de récits de vie (avec des solutions graphiques répondant aux interventions des divers interlocuteurs et à l’enregistrement de la gestuelle ou autre type de silent language, selon la dimension présentée par E. T. Hall dès 1959) ; utilité d’une grille d’analyse rapportée aux orientations des hypothèses de la recherche, de façon à disposer d’un synopsis, synthétique et résumé, des données figurant dans chaque protocole de récit de vie ; opportunité d’une série de passages filtrés qui sélectionnent les données les plus significatives aux fins de vérification des hypothèses de départ et qui prévoient divers groupes de collaborateurs interprètes des textes biographiques. À partir de ces simples propositions, on pourra raisonnablement lancer un débat sur les nouvelles méthodologies à appliquer dans l’analyse, tout en expérimentant parallèlement les convergences éventuelles entre recherches qualitative et quantitative (Bryman, 1988 : 172- 174). Ainsi, le « geste » religieux (Voyé, 1973) ne se limitera plus à la seule pratique rituelle mais sera étudié dans ses dimensions les plus secrètes et, de fait, les plus scientifiquement fiables.


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